IN Permanences N° 576 – 1er trimestre 2019

LES LEÇONS D’UN RETOUR AU RÉEL

Les premières enquêtes sociales du XIXe siècle ont joué un rôle fondateur dans la naissance du catholicisme social.

Les idées ambiantes peuvent sembler nous donner un bagage suffisant pour comprendre le réel et l’économie. Certaines époques les voient cependant remises en cause par des retours au réel. Les chrétiens sociaux du XIXe siècle sont, par exemple, partis à la rencontre des choses nouvelles créées par la révolution industrielle. Leurs enquêtes sociales peuvent nous donner à réfléchir aujourd’hui sur des approfondissements de nos prises de conscience et de nos moyens d’action.

La première enquête sociale : un changement de regard

Alban de Villeneuve-Bargemont faisait partie de l’administration préfectorale sous Napoléon et pendant la Restauration. Il a raconté, dans l’introduction à son livre Économie politique chrétienne, le cheminement intellectuel qui l’a conduit à la démarche d’une enquête sociale.

Les misères qu’il avait pu constater dans les territoires conquis par Napoléon lui semblaient liées à la guerre. Au retour de la paix, il attribuait la révolte des luddites de Montauban, qui brisaient les machines qui avaient remplacé les ouvriers, à une inadaptation passagère de l’offre d’emploi par l’industrie. Ce sont les contradictions internes des œuvres d’économistes libéraux qui l’ont amené à se poser des questions.

L’entrée dans l’enquête sociale s’est faite par une conversion du cœur

Adam Smith ou Jean-Baptiste Say promettaient une résolution future des problèmes actuels des ouvriers, alors que Malthus considérait que l’Angleterre était menacée par le surpeuplement associé au développement de l’industrie.

Nommé préfet du Nord, c’est le retour au réel et à la statistique qui l’a conduit à mener une enquête plus approfondie. La commission des hospices lui annonce, en 1828, qu’il y a 32 000 indigents à Lille ; presque la moitié de la population. Il se renseigne auprès de ses collègues préfets et son projet d’un rapport de synthèse sur la misère ouvrière a été repris après 1835 par d’autres personnes, dont le docteur Villermé.

Son enquête ne s’est pas arrêtée à une simple observation : « Les faits se classant naturellement, il devint possible de les généraliser, de leur assigner des principes, d’en observer et comparer les consé- quences », écrit-il. Il fait par exemple le lien entre les salaires et le système de concurrence généralisée instauré par la loi Le Chapelier en 1791 :

« Les manufacturiers de coton ont réduit successivement leurs ouvriers d’un salaire de 20 sous par jour à 13, à 12, et enfin à 8 sous »,

car

« ils n’ont eu à s’occuper, en traitant avec eux, que des moyens de s’assurer leurs services au plus bas prix possible, au moment où ils en avaient besoin»,

sans avoir à se soucier de leur secours ou de leur vieillesse.

Une prise de conscience personnelle et collective

L’entrée dans l’enquête sociale s’est faite par une conversion du cœur chez Armand de Melun. Madame Swetchine, une Russe convertie au catholicisme, lui avait présenté sœur Rosalie en 1837 et « cette vue de la sœur Rosalie au milieu de ces pauvres me frappa comme la révélation d’un monde inconnu qui m’attirait », raconte-t-il. À la suite de cette rencontre, il décide de consacrer toute sa vie « à faire à mes frères tout le bien qui sera en mon pouvoir, en mettant à leur disposition tout ce que j’ai de force et de temps ». Par la suite, Armand de Melun ne s’est pas contenté d’agir par lui-même. Pour lui, « s’il est bon et très chrétien de visiter les pauvres, cela vaut mieux pour le ciel que d’écrire le livre le plus éloquent, mais cela ne suffit pas ; il faut étudier les causes de la misère, et chercher les moyens de la prévenir, il faut associer l ’étude à l ’œuvre ». Il le fait par un travail collectif à travers la fondation d’un journal des bonnes pratiques – les Annales de la charité –, qui publie le résultat des travaux d’un réseau de militants : la Société d’économie charitable.

Il faut étudier les causes de la misère, et chercher les moyens de la prévenir

L’invention de méthodes d’enquête

Le travail d’enquête des amis d’Armand de Melun s’est développé d’une manière souple, diverse et approfondie. Leurs observations sont de nature très variée, avec l’étude de différentes œuvres sociales, de statistiques, de rapports officiels et d’articles de réflexion, ou de comparaisons historiques.

Par ses amis, Paul Benoist d’Azy et Augustin Cochin, il est en contact régulier avec Frédéric Le Play qui élabore, entre 1848 et 1855, une méthode d’étude systématique des conditions ouvrières. Cet ingénieur s’est lancé dans une très large enquête, avec un questionnaire global. Il s’agissait de connaître la structure familiale et les conditions de vie des ouvriers, leur nourriture, leur salaire, leurs vêtements et les diverses ressources dont ils pouvaient disposer ainsi que l’équilibre de leur budget. Frédéric Le Play oriente aussi ces questions vers une comparaison des attitudes morales en cherchant à mesurer les différences de trajectoires sociales entre ceux qui sont restés attachés à ce qu’Orwell nomma plus tard la « décence commune » et les itiné- raires ouvriers marqués par l’instabilité et les ruptures familiales.

Propositions et influences

Dès 1834, Alban de Villeneuve-Bargemont rêvait d’une « nouvelle phase du christianisme » où la charité chrétienne « serait mise en action en politique, dans les lois, dans les institutions et dans les mœurs ». Élu député, il a été l’un des promoteurs de la loi de 1841 qui interdit le travail des enfants de moins de 8 ans.

En 1847, ce sont les observations des amis d’Armand de Melun qui permettent de constater qu’on a confondu « la surveil- lance bénévole avec l’inspection légale » en confiant l’application de la loi de 1841 à des patrons d’usine. Certains d’entre eux ont pu considérer, dans leurs rapports d’inspection, que cette loi avait « beaucoup exagéré les dangers et les fatigues » du travail des enfants. Ils proposent que la surveillance de l’application de cette loi soit confiée à des agents salariés. Il a fallu attendre le gouvernement dit de « l’ordre moral », après la chute de Napoléon III, pour que des députés catholiques et monarchistes fassent voter une loi qui crée des inspecteurs dépendant des Conseils généraux, susceptibles de vérifier vraiment l’application de cette loi.

Perspectives et inspirations

Le passé ne se reproduit pas, mais il peut être une source d’inspiration. Les démarches des chrétiens sociaux du XIXe siècle montrent en effet une très grande capacité d’adaptation aux nouveautés de leur époque, malgré leur image de réactionnaires. Il s’agissait en effet pour eux de rechercher tous « les progrès possibles et les améliorations praticables », dans le passé, comme dans le présent. Ils ont par exemple trouvé dans la nostalgie du « lien brisé des corporations » l’inspiration d’une politique sociale nouvelle qui a été mise en forme par le pape Léon XIII dans son encyclique Rerum novarum en 1891. Une même inventivité peut nous conduire sur les chemins de nouvelles conversions de l’intelligence du cœur. Elle peut aussi nous amener à réfléchir sur les méthodes possibles de nouvelles enquêtes sociales. Comme au XIXe siècle, celles-ci pourraient faire le lien entre les conditions concrètes des classes populaires et le fonctionnement des lois tout en intégrant le phénomène très actuel de l’ouverture des frontières et de la mondialisation.

VINCENT BADRÉ

Références bibliographiques

Sur le site de la Bibliothèque nationale :

◆ Alban de Villeneuve-Bargemont, Économie politique chrétienne… : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k86392c.

◆ Armand de Melun, biographie de sœur Rosalie Rendu : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5787108q.
Il existe aussi des travaux plus approfondis sur la question des débuts du christianisme social :

• ◆  Jean-Baptiste Duroselle, Les Débuts du catholicisme social en France (1822–1870), PUF, 1951.
• ◆  Amédée d’Andigné, Un apôtre de la charité, Armand de Melun, 1807 1877, Nouvelles Éditions Latines (NEL), 1961.
• ◆  Matthieu Brejon de Lavergnée, Le Temps des cornettes, histoire des filles de la charité, XIXe-XXe siècle, Fayard, 2018.
• ◆  Sur le site cairn.info : Antoine Savoye, « Le questionnaire de Le Play (c. 1848), un instrument d’étude des familles ouvrières sans budget ? », Les Études Sociales, vol. 155, n° 1, 2012.
• ◆  Dans Historiquement correct, Jean Sévillia consacre un chapitre d’introduction à l’histoire des chrétiens sociaux du XIXe siècle.