Léon Harmel (1829 – 1915)

Pour approfondir la connaissance de Léon Harmel, mise en ligne d’un site dédié : www.leonharmel.com. Ce site propose dès à présent des versions scannées (et téléchargeables) de livres et discours de Léon Harmel, dont l’incontournable Catéchisme du Patron. Deux ans avant Rerum novarum, il y développait quelques thèmes très présents dans l’encyclique.  

Leon-Harmel-Famille Chrétienne 24 11 2015.pdf

Conférence prononcée le 14 novembre 2015 sur la « question sociale » et Léon Harmel 

Léon Harmel, des fruits en abondance

Conférence prononcée par Emeric Saucourt-Harmel à l’occasion du centenaire de la mort de Léon Harmel

Introduction

Léon Harmel a eu une action multiforme, tellement variée qu’elle intéresse aujourd’hui non seulement les historiens, mais aussi les chefs d’entreprise, les économistes, les politiques, les professionnels du management, les syndicalistes ou encore les théologiens.

Il est d’ailleurs très étonnant de constater que les ouvrages ou articles faisant mention de Léon Harmel citent bien souvent un seul des aspects de sa vie, alors que c’est en embrassant toute sa vie que l’on comprend sa personne et son action.

Léon Harmel n’aurait sûrement pas apprécié que l’on parle des fruits de sa vie sans parler de leur source

  • La prière. Chaque jour, il prie et participe à la messe. Il a une grande dévotion au Cœur Sacré de Jésus. Il lui consacre sa vie, son usine ; avec d’autres patrons, il lui consacre l’industrie et le commerce et contribue au financement d’une chapelle dédiée à Montmartre. Malgré de gros moyens, il mène une vie simple, sans loisir superficiel.
  • Sa femme Gabrielle, décédée quand il a 41 ans, reste vivante dans son cœur, et c’est avec elle qu’il agit.
  • Les personnes souffrantes. Léon Harmel est persuadé que les malades ont un grand rôle, par la communion des saints. Il leur propose de participer à son action « C’est sur eux que je m’appuie. Dieu pourrait me repousser à cause de mon orgueil, il ne repoussera jamais ces pauvres, et avec de tels protecteurs je n’ai peur de rien.[1] » « Si quelque succès a suivi nos efforts, c’est à leurs sacrifices et à leurs prières que nous l’attribuons.[2] »

Je vais tenter de vous expliquer quelques fruits de sa vie, de ses intuitions, qui perdurent aujourd’hui. Même si ce fut le cœur de son existence, je ne développerai pas son rôle d’époux et de père, ni le fait qu’il fit vivre des centaines de salariés en leur procurant du travail.

L’actualité d’un laïc animé par la doctrine sociale de l’Eglise

On a souvent l’impression que la doctrine sociale de l’Eglise est très compliquée. Léon Harmel offre la possibilité d’y entrer par le concret, par ce qui s’est passé au Val des Bois, et non par la théorie. Et nous sommes tous appelés à notre mesure à le suivre sur ce chemin.

Dès 1876, il insiste sur la nécessité de connaître la doctrine sociale de l’Eglise, terme qu’il est l’un des premiers à employer. Les catholiques cherchent une réponse aux déséquilibres sociaux nés de l’industrialisation. Des interrogations surgissent sur la pertinence de poser des limites au libéralisme, ou encore sur le rôle de l’Etat. 

En 1885, avec Albert de Mun, René de la Tour du Pin et Maurice Maignen, fondateurs de l’Œuvre des Cercles, Léon Harmel emmène 120 patrons à Rome pour obtenir un éclairage doctrinal. Léon XIII leur fait promettre de revenir avec des ouvriers, ce qui se fait deux ans plus tard, avec 2000 participants, accueillis au passage par Don Bosco à Turin.

Léon Harmel entreprend aussi un travail de vulgarisation de la doctrine sociale de l’Eglise. C’est le « Catéchisme du patron » qui paraît en janvier 1889. De nombreux passages sont encore tout à fait d’actualité.

La même année, il conduit un nouveau pèlerinage à Rome, avec 10 000 ouvriers. Jamais rien de pareil n’a été vu au Vatican ! Le pape aime ces moments d’échange, les cardinaux servent à table les ouvriers.

Ces initiatives s’inscrivent dans un vaste mouvement, qui amène le pape à écrire l’encyclique Rerum novarumen 1891.

Léon XIII dit qu’il s’agit de la « récompense des pèlerinages ouvriers[3] ».

Ce texte précise la réponse chrétienne aux défis du temps présent et fait encore autorité de nos jours. Il existe une alternative au libéralisme et au marxisme : c’est la doctrine sociale de l’Eglise, avec son corpus théorique adapté au monde moderne.

Avec le père Dehon, fondateur des Prêtres du Sacré-Cœur, Léon Harmel met en place des semaines de formation à la doctrine sociale de l’Eglise, sortes d’universités d’été. Des futurs évêques y participent, tout comme l’abbé Lemire, Marc Sangnier ou Marius Gonin, fils spirituel de Léon Harmel, qui fonde les Semaines Sociales de Franceà la suite des Semaines du Val.

Avec Rerum novarum, le rôle des laïcs est encouragé dans la mise en place de solutions économiques nouvelles. Le Tiers-Ordre Franciscain, principale association internationale de laïcs chrétiens, regroupant des centaines de milliers de membres, devient l’instrument pour diffuser l’encyclique. A la demande du pape, Léon Harmel est l’homme qui « incarne ce tournant capital[4] » dans l’histoire du Tiers-Ordre. L’Ordre Franciscain Séculier est son nouveau nom, et compte aujourd’hui plus de 400 000 membres.

Quelques applications contemporaines de la doctrine sociale

Du paternalisme à l’association

Les actions en faveur des ouvriers sont alors exclusivement le fait d’initiatives privées, assumées et gérées par des patrons. Jacques-Joseph Harmel, père de Léon Harmel, se place dans ce sillage. C’est ce qu’on appelle couramment le paternalisme, critiqué de nos jours, mais pourtant si méritant au 19èmesiècle.

Léon Harmel va plus loin.Il confie la gestion des œuvres de bienfaisance aux salariés eux-mêmes. Il tourne la page du paternalisme,  passant du patronage à l’association[5], selon le mot d’Albert de Mun. Conservant son autorité dans le gouvernement de l’usine, il associe les salariés aux œuvres conçues pour leur bien-être. Dans ce domaine, il veut n’avoir qu’un rôle de facilitateur, 

« Nos multiples conseils, avec leurs attributions nettement déterminées, tendent au développement de la personnalité (…). Ils préparent des hommes libres, capables de diriger eux-mêmes leurs propres affaires et les affaires de la collectivité.[6] » 

C’est dans cet esprit qu’il crée aussi un Conseil d’Usine, reconnu par les historiens comme le précurseur des Comités d’Entreprise et des CHSCT.

La confiance envers l’initiative populaire est un des fils conducteurs de la vie de Léon Harmel. En véritable précurseur, il arrive à appliquer le fameux principe de subsidiarité, cher à la Doctrine Sociale de l’Eglise, qui affirme qu’aucune instance supérieure ne doit s’arroger de compétence qui puisse être aussi bien exercée par une instance de rang inférieur. Ce principe guide aujourd’hui managers et hommes politiques chrétiens, et même non chrétiens.

Le sursalaire familial

C’est aussi dans l’usine Harmel qu’est mis en place, pour la première fois à cette échelle et à ce niveau d’organisation un « sursalaire familial ». Cet effort financier est conseillé par le père Dehon, pour appliquer la partie de Rerum novarum traitant du « juste salaire », qui doit permettre à un salarié et sa famille de vivre décemment. Les allocations familialestelles qu’on les connaît sont parties de cette initiative. C’est Emile Romanet qui a généralisé le système dans les années 1920. Son biographe estime que Léon Harmel a eu « une influence déterminante sur la pensée de Romanet[7] ».

Ces évolutions ne se font pas au détriment de la performance. Au contraire, les salariés participent à l’invention de nouveaux procédés, et de nombreux brevetssont déposés.

Groupements de patrons

Les groupements professionnels sont interdits depuis la loi Le Chapelier, laissant à l’Etat le monopole des décisions. Fidèle au principe de subsidiarité, Léon Harmel cherche à mettre en place des échelons intermédiaires, estimant que c’est à tous les niveaux que les décisions doivent être prises. Ainsi, il encourage la création de syndicats de patrons et d’ouvriers.

L’Association des patrons chrétiens du Nord se réfère explicitement à Léon Harmel. Elle conduit à un développement extraordinaire d’initiatives patronales améliorant la condition des ouvriers. Le patronat du Nord continue d’être très marqué par la dimension chrétienne et humaine.

Léon Harmel crée aussi l’Union Fraternelle du Commerce et de l’Industrie, qui met en relations industriels et commerçants chrétiens. Après quelques évolutions, elle est nommée aujourd’hui Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens, et regroupe 2700 personnes.

Le syndicalisme ouvrier

Les seuls syndicats ouvriers se placent à l’époque dans une perspective de lutte des classes. Léon Harmel lutte contre ce syndicalisme révolutionnaire et contribue à la mise en place de son alternative, le syndicalisme réformiste. Il rend possible la tenue de congrès organisés et dirigés par des ouvriers, ce qui apparaît comme totalement déraisonnable en 1893. C’est grâce à ces congrès que le syndicalisme modéré ou réformistese développe, terreau où la CFTCprend son essor. Ses fondateurs sont très proches de Léon Harmel. La CFDT, renonçant à l’appellation chrétienne, en est aussi issue.

Ces congrès sont également à l’origine du mouvement de la démocratie chrétienne. Léon Harmel est en 1896 le président du premier parti démocrate-chrétien français.

Monde agricole

Groupement professionnel aussi dans le monde agricole ; Fondé par Léon Harmel, avec Gustave de Bohan, le Syndicat Agricole de la Champagnese développe rapidement, mutualisant les achats et les matériels.

Il est à l’origine de la plus importante coopérative champenoise, Champagne-Céréales, qui a fusionné avec de plus petites, pour devenir Vivescia, leader européen de la farine, leader mondial du malt.

Le Syndicat Agricole de la Champagne est aussi à l’origine de l’actuel syndicat professionnel des agriculteurs de la Marne, de nombreuses mutuelles et caisses de crédit agricole.

Conclusion

Je terminerai par un fruit peu connu, liée à la vocation de Maria Harmel, fille de Léon Harmel. Elle entre chez les Clarisses de Paray-le-Monial, puis part en Terre Sainte pour fonder le monastère de Jérusalem. Il est construit grâce à la dot donnée par Léon Harmel. Ce monastère constituera uneétape importante dans la vie de Charles de Foucauld dix ans plus tard

Tout à l’heure, vous irez visiter le Val des Bois, et verrez qu’il ne reste plus rien de cette usine. Aux yeux du monde, on pourrait croire à un échec. Et pourtant, Léon Harmel avait écrit, et ce sera le mot de la fin :

« Nous sommes de pauvres gens bien surfaits, et nous sommes bien trop connus, trop estimés. Dieu seul est digne de louange et d’honneur… Il faudra bien que le Val des Bois disparaisse dans la renommée sous le flot des moissons qui se lèvent. Il rentrera dans son humble calme d’autrefois, oublié de tous excepté de Dieu. Ce sera la meilleure phase de sa vie.[8] »


[1]Lettre au père Timon-David, 28 octobre 1890

[2]Manuel d’une corporation chrétienne

[3]Henri Rollet, Dix mille ouvriers au Vatican, in Famille chrétienne n°624, 25 décembre 1989, p.60.

[4]G. Allaire et J.-P. Rossi, Des laïcs dans l’Eglise – La Fraternité séculière de saint François, 1987, p.156

[5]Albert de Mun, Ma vocation sociale, page 217

[6]Léon Harmel au cardinal Gibbons, mai 1887

[7]Paul Dreyfus, Emile Romanet – père des allocations familiales, page 68

[8]lettre à don Couturier, père abbé de Solesmes, 21 septembre 1879, citée in Georges Guitton, Léon Harmel tome 1, page 229

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